Jouer aux bêtes _________
Jouer aux bêtes.
Voyager dans un village perdu sous la pluie. Observer les enfants déguisés, se faire battre par leurs fouets en tissus entrelacés. Danser avec la mascarade tant que le corps tient le coup. (hasta que el cuerpo aguante)
Toucher le bois. Sentir la chaleur qui émane de lui. Chaque morceau a sa propre température, sa texture, sa vie. Aller chercher des planches usées, des meubles démembrés, des tasseaux pleins des clous rouillés au Punto limpio. Sourire au gentil employé pendant qu’il grimpe dans la benne malgré l’interdiction : « Vous voulez ça ? » « Oui. » « Pero… es la mierda ! » Admirer sa complicité malgré le fait qu’il ne comprenne pas à quoi me servirait un morceau de vieille table de chevet cassée.
Caresser le bois. Écouter ses bruits. Brûler la tranche. Découvrir les couches sombres du bouleau contreplaqué. Prendre plein d’échardes. Ramasser des branches sèches à la Casa de Campo.
Imprimer dix fois le même visage d’un aficionado inconnu, gravé d’après une photo volée dans une fête de village. Le transformer en foule de sosies estompés. Vivre pendant des mois sous son regard, se sentir observé par lui et ses compagnons comme une bête lâchée dans la rue.
Chercher l’étincelle pour souder une construction métallique de « l’arène ». Essayer pendant des heures, rater, apprendre en tâtonnant. S’endormir épuisée, trouver l’odeur du métal fondu et des copeaux de bois même dans le lit.
S’inventer des jeux de construction : mesurer, couper, prendre plaisir en rassemblant des morceaux qui s’emboîtent. Faire des rainures, comme des mites. Mordre les dos des plaques avec une nouvelle fraise efficace, comme un castor. Dessiner des corps sportifs, des corps en mouvement, des corps fragiles, des têtes aux cornes, des visages tendres aux regards durs.
Dessiner les humains qui jouent aux bêtes. Dessiner les enfants à Navarra, qui n’ont même pas peur de plonger leur bras dans un pot de sang animal tout frais.
Jouer et prendre son jeu au sérieux. Quand je serai grand, je serai peut-être un taureau. Mais en attendant, il ne reste que jouer.
Saludo, 2024
bois gravé et encres lithographiques ‧ 140 x 91 x 15 cm
En arrivant en Espagne, j’ai découvert le clivage énorme qui existe actuellement entre les aficionados (amateurs de corrida) et les anti-taurins, les opposants à cette pratique.
Dans le monde futur idéal, rêvé par les anti-taurins, personne ne vient plus à la corrida. Ce qui en reste, ce sont des souvenirs à moitié effacés : les affiches délavées par la pluie, déchirées par le vent. Les palimpsestes silencieux disposés autour des arènes vides.
Mes affiches-palimpsestes ne représentent pas le torero avec le taureau, mais détournent le regard de l’autre côté, vers le public. Elles révèlent la source de fierté des aficionados : leur identification avec le taureau, l’animal créé par l’élevage, l’animal artificiellement sauvage.
La gamme chromatique se réfère aux affiches historiques de corrida.